Un bébé tortue tente de se frayer un chemin au milieu des déchets plastiques sur Aldabra © Marine Reveilhac

Jour 8 : Aldabra demande à être protégé

Le soir est tombé. Une dizaine de tortues nous entourent. Naïvement, je demande alors à Francis, le manager de l’île, quel pourrait être le message formulé par Aldabra. « Ça serait un cri du cœur, » répond-t-il. « Je suis unique, protégez-moi ! »

Maluha, plongeurs professionnels, accompagnés de François, cameraman, doivent quitter le campement Dune Jean-Louis (DJL) pour s’installer sur la base scientifique de l’atoll d’Aldabra, située sur l’île Picard. Morgane, responsable des escales du Plastic Odyssey, Marine, cheffe des médias, et moi-même devons les remplacer pour une durée de quatre ou cinq jours sur Grande Terre. Le croisement des deux équipes se fait au point de débarquement « landing point », à la frontière entre la mangrove et le karst, ce massif calcaire ultra coupant qui ceinture l’île et la rend si difficile d’accès.

« C’est un peu roots comme campement mais Yanick, le cuisinier, est excellent ! » lance Alexis au moment où les bateaux se croisent. « Vous allez vous régaler. »

Simon Bernard et les tongs retrouvées sur le rivage d'Aldabra © Marine Reveilhac

Il est quasiment midi lorsque nous arrivons au campement. Le repas est prêt. Au menu, du riz à la sauce tomate et c’est effectivement un franc succès. Nous partons ensuite arpenter la plage vers l’est où les déchets sont éparpillés le long du rivage. On retrouve majoritairement des bidons, des centaines de bouées et des milliers de tongs. Il y en a de toutes les tailles, de tous les motifs et de toutes les couleurs. On décide d’en ramasser afin de les remettre plus tard à Ocean Sole, une ONG kényane qui transforme joliment les « flip-flopi » en sculptures représentant des animaux (tortues, rhinocéros, girafes, hippopotames…) et avec laquelle Plastic Odyssey a déjà tissé des liens.

Pendant la collecte, je m’interroge sur l’histoire de ces tongs. A qui ont-elles appartenu ? Qui a acheté ce modèle rose : un père pour sa fille ? Et celle-ci à moitié dévorée par un poisson, comment est-elle arrivée dans l’océan puis sur Aldabra ? Était-ce un jour de tempête ? Suite à un naufrage ?

« On ne retrouve ici qu’une infime partie du plastique jeté à la mer, » m’explique Simon Bernard, chef d’expédition et armateur du Plastic Odyssey.. « La plupart se dissout dans l’eau où il se transforme en microparticules puis en nanoparticules. Chaque minute, il y a dans le monde 19 tonnes de déchets plastiques déversés dans les mers et les océans. »

Thibault ramasse des tongs sur une des plages polluées d'Aldabra © Marine Reveilhac

Le soir tombe vite sous les Tropiques. Après avoir récupéré quelques centaines de kilos de tongs – on ne trouve jamais les deux chaussures qui forment la paire – on décide de grimper sur la Dune Jean-Louis, point culminant d’Aldabra du haut de ses 20 mètres. Le soleil ne va pas tarder à se coucher. Les couleurs sont douces. D’un côté la mer, de l’autre la végétation. Elle est dense, labyrinthique et semble inextricable avec ses buissons remplis d’épines. Vu d’en haut, on dirait de la savane.

De retour au campement, le dîner a pour moi une saveur particulière : on ne fête pas chaque année son anniversaire sur une île déserte ! Au moment du dessert, Marine, Morgane et Simon apportent un gâteau au chocolat, gentiment préparé par Aodren, le cuisinier du Plastic Odyssey. Ils ont même pensé à la bougie ! Côté cadeaux, je suis comblé : parmi le matériel transbahuté sur l’île, l’équipage a dissimulé une sculpture en forme de la Corse et un poisson. Les deux objets sont fabriqués en plastique recyclé et ont été réalisés à bord par Germain et Mélodie, les créateurs de génie de l’atelier embarqué. Quelques verres de rhum parachèvent la soirée…

La nuit a été courte. À plusieurs reprises, j’ai été réveillé par des objets tombés à terre, poussés par les rats qui vivent à l’intérieur de la cabane. À 6 heures, chacun est devant son bol de porridge, gentiment préparé par Yanick. De gros crabes viennent « titiller » la famille de tortues qui a élu domicile devant la baraque en bois. Deux heures plus tard, les sacs sont bouclés et l’équipe du Plastic Odyssey commence à marcher vers l’ouest pour cartographier la dizaine de kilomètres qui sépare les campements Dune Jean-Louis et Dune de Mess.

Pierre Lepidi célèbre son anniversaire sur l’île déserte d’Aldabra © Marine Reveilhac

Les sacs sont lourds. Il doivent peser une quinzaine de kilos, peut-être une vingtaine pour les plus vaillants comme Thibault. Evagno et Yanick, les deux employés de la Seychelles Islands Foundation (SIF), la structure qui réglemente et protège Aldabra, ouvrent la voie. Le vent est fort et souffle en permanence sur cette côte sud de l’atoll. Certaines bourrasques atteignent les 30 nœuds (55 km/h). Dans ces conditions, il est malheureusement impossible de faire décoller le drone pour cartographier la côte. Mais on aura droit à une seconde chance, au retour. Dans deux jours exactement.

Eole souffle constamment dans notre dos. Il nous pousse et nous rafraîchit car le soleil tape fort. Les protections sur les jambes, les bras et le visage sont maximales. Chacun avance à son rythme, dans sa bulle. Comme la veille, je m’invente des histoires autour des tongs que je vois dispersées sur le sol. Celle-ci, avec des motifs tribaux, aurait selon moi été offerte par un père à son fils pour le féliciter de sa scolarité… J’imagine la scène avec plein de détails. Cette autre, de couleur verte, aurait été portée par une institutrice soucieuse de l’avenir de ses élèves… On trouve assez peu de bouteilles en plastique sur Aldabra. Mais il y en a quand même quelques-unes où l’on peut reconnaître des inscriptions en chinois, d’autres en russe. Qui les a jetées à la mer ? Compte tenu du nombre important de bouées utilisées pour la pêche, on ne peut s’empêcher de penser que les équipages des thoniers, qui passent au large de l’atoll, ont une part de responsabilité dans cette pollution d’origine plastique. Mais ils ne sont pas les seuls responsables de ce désastre écologique. Car dans le sable, on trouve aussi des jouets. Marine est d’ailleurs devenue spécialiste pour retrouver des petits canards en plastique de couleur jaune. Et puis, il y a ces milliers de tongs dont les pointures sont celles d’enfants parfois très jeunes.

Plusieurs bouteilles en plastique retrouvées sur Aldabra © Marine Reveilhac

Nous avançons en procession. Toutes les demi-heures, les Seychellois font un arrêt, « un posement », comme dit Yanick. Chacun en profite pour manger un gâteau sec et surtout mettre à terre son harnachement afin de soulager son dos. Après trois heures et demie de marche sur la côte désertique, saoulé par le soleil, le vent et les embruns, nous arrivons à Dune de Mess. Le monticule s’élève à une quinzaine de mètres. Son sable, fin comme de la farine, est d’une blancheur immaculée, éblouissante. Impossible de regarder la dune sans lunettes de soleil et sans ressentir l’impression d’être arrivé au bout du monde. Comme au temps des premiers explorateurs, la dune est vierge de toute présence humaine. Il n’y a aucune trace, aucune empreinte. On hésiterait presque à laisser la nôtre pour ne pas souiller ce sable d’apparence si pure.

Il faut grimper au-dessus de la dune pour apercevoir de l’autre côté la cabane en bois ensevelie. L’entrée s’étant effondrée sous le poids du sable, on doit se courber pour pénétrer à l’intérieur. On découvre alors deux petites pièces : la première servira de cuisine, la seconde d’entrepôt. Les matelas, couverts de sable et de poussière, sont dans un sale état.

À peine arrivés, Yanick souhaite préparer le repas mais le tuyau d’alimentation du gaz est percé. Simon le rafistole avec un bout de sparadrap et on savoure quelques minutes plus tard de succulentes pâtes au thon avec des lentilles corail. Pas le temps de souffler. Dès la fin du déjeuner, l’équipe de la Seychelles Islands Foundation (SIF) reçoit un message de Francis, le manager de l’île : « RV à 14 heures au landing station de Dune de Mess. On est très chargés. Besoin de renfort pour tout porter. »

Le campement de Dune de Mess sur l'atoll d'Aldabra © Marine Reveilhac

Le chemin qui mène au point de débarquement est interminable et le soleil quasiment au zénith. Comme nous allons vers l’intérieur des terres, il n’y a pas un brin de vent pour nous rafraîchir. Au bout de 45 minutes de marche sur ce maudit karst tranchant, nous arrivons enfin. Les sacs à porter sont énormes. Ils contiennent de l’eau et de la nourriture en grande quantité. De quoi survivre dans un environnement hostile. En équilibre sur la roche coupante, il faut ramener au camp des bidons, des jerricans, des sacs chargés, des claies de portage chargées au maximum et un satané seau en plastique d’une douzaine de kilos dont la poignée me cisaille les mains.

De retour au camp, il faut dresser les tentes. Puis, pendant que Thibault installe les panneaux solaires sur le toit de la cabane, d’autres partent se balader sur la plage. Je m’installe sur le sommet de la dune pour observer le soleil décliner lentement. Francis vient me voir. La quarantaine, la stature massive et le crâne rasé, le manager de l’île est un homme charismatique. Il s’assoit et la conversation s’engage.

« Cela fait quatre ans que je suis ici, » dit-il. « Mon travail consiste à vérifier que tout se passe bien pour la vingtaine de personnes qui vivent sur l’île. Je dois m’assurer qu’il y a assez d’eau potable, que tout fonctionne… Je dois aussi veiller à la santé mentale et physique de chacun. Les ravitaillements ont lieu seulement deux fois par an, par bateau. C’est donc quasiment impossible d’évacuer quelqu’un en cas de problème. Dans mon travail, il y a aussi toute une partie administrative. »

Francis, le manager de l'île d'Aldabra © Marine Reveilhac

Il est fasciné par Aldabra. À l’écouter, on a le sentiment qu’il en connaît tous les recoins, tous les pièges aussi. « J’ai œuvré toute ma vie pour obtenir ce poste, » raconte-t-il. « J’ai fait une partie de mes études en Suisse mais j’ai toujours su que j’allais rentrer et obtenir un travail sur un atoll doté d’une réserve naturelle… Aldabra est particulier. La vie y est parfois difficile mais il y a quelque chose de très fort qui me relie à cet endroit. L’île teste ses habitants en permanence. Elle nous donne une épreuve, une difficulté, puis ensuite elle nous récompense en nous offrant un coucher de soleil magnifique, une balade le long d’une plage paradisiaque ou la naissance d’une tortue. »

Mais il y a les déchets plastiques. « Ils augmentent au fil des années, » déplore Francis. « Il faudrait une prise de conscience collective et régler le problème à la source. Mais cette pollution ne salit pas New York ou Paris. Elle se termine ici, loin de tout. C’est pourquoi il est important d’en parler et que le monde soit au courant. J’espère que Plastic Odyssey nous aidera à tout nettoyer. »

Le soir est tombé. Une dizaine de tortues nous entourent. Naïvement, je demande alors à Francis quel pourrait être le message formulé par Aldabra. « Ça serait un cri du cœur, » répond le manager. « Je suis unique, protégez-moi ! »

Auteur : Pierre Lepidi, Grand Reporter au Monde

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