
Jour 10 : Sur Aldabra, mission accomplie pour le Plastic Odyssey
Le Plastic Odyssey doit se présenter devant le campement de Dune Jean-Louis à 10 heures pour tester l’évacuation d’une demi-tonne de plastiques à l’aide d’une plate-forme constituée de bidons. Celle-ci doit faire la navette entre le navire et la plage. Mais la mer est agitée et le vent souffle fort. Est-ce que l’extraction sera possible ? Ce matin, il y a un peu d’angoisse et de tension dans l’air.
La nuit a été courte. D’abord parce qu’un vent fort a soufflé sans discontinuer sur le campement Dune de Mess, faisant claquer le double-toit de ma tente contre la structure. Mais ce n’est pas tout. Au petit matin, un crabe est venu me « caresser » la tête. Heureusement, la toile étant bien tendue à cet endroit là, ses grosses pinces n’ont pas réussi à attraper une oreille. Le crustacé a ensuite tenté de se hisser sur les armatures. En vain.
Il est maintenant 7 heures, le campement se réveille lentement. Marine, reporter de bord, a repéré sur la plage des bébés tortues. Ils viennent de naître. Aldabra nous offre un spectacle de la vie en accéléré : après nous avoir gratifié hier de la ponte, l’atoll nous permet de découvrir en direct aujourd’hui l’éclosion des œufs.
Dans les premiers instants de leur vie, les petites tortues gesticulent dans tous les sens. Elles sont pataudes. Avec maladresse, elles tentent de gagner la mer à environ 20 mètres. Mais les obstacles sont nombreux. Il y a d’abord la bande de déchets plastiques à traverser. Elle se compose de bidons échoués, de tongs, de bouées de pêche… Mais il y a pire. Au-dessus de la zone d’éclosion des œufs, un ibis a trouvé l’emplacement idéal pour s’offrir un festin. Légèrement en retrait, il est à l’affût. Puis, avec son bec crochu, il fouille le sable pour attraper les nouveaux-nés, parfois même avant qu’ils aient vu la lumière du jour. En deux ou trois mouvements précis de la tête, l’oiseau les avale. Parfois aussi, il les rejette sur la plage à moitié mort et s’en désintéresse.

Par miracle, une petite tortue a échappé à la vigilance du prédateur. Au prix d’efforts incroyables, elle parvient à s’enfuir sans se faire repérer par l’oiseau.
L’oiseau est à présent loin de ma protégée dont les petites pattes marchent frénétiquement sur le sable. Elle trace sa route vers la mer sans se retourner. Fortuna enjambe des tongs, retombe sur sa carapace, se redresse et repart sans marquer la moindre pause. Les premiers instants de sa vie sont pourtant une véritable épreuve. Au milieu des déchets, c’est un parcours du combattant, un cauchemar. Fortuna semble savoir que seul l’océan pourra la sauver. Pendant ce temps derrière elle, l’ibis est insatiable et continue méthodiquement de massacrer sa fratrie.
Fortuna est au bord de l’eau. Une première vague rejette violemment son corps tout frêle d’une trentaine de grammes. Puis une deuxième, encore plus fort. La troisième, moins haute que les précédentes, permet à Fortuna d’entrer dans l’immensité de l’océan. On se surprend à être fier d’elle. Ressent-elle maintenant une forme de quiétude ? De soulagement ? La petite tortue s’enfonce vers le large. Nous la perdons de vue. Je m’interroge : où va-t-elle maintenant ? La chance sera-t-elle toujours du côté de Fortuna ? Quel sera son destin ?

Il faut maintenant ranger le campement et préparer les sacs. Vers 8h30, nous partons vers l’est, vers Dune Jean-Louis (DJL). Reviendrons-nous un jour à Dune de Mess ? Lors d’une discussion hier soir, nous avons admis qu’il y avait eu plus de gens au sommet de l’Everest qu’au pied de ce monticule de sable sur l’île perdue d’Aldabra, inscrite au patrimoine de l’Unesco en 1982.
Le vent a molli ce qui permet à Thibault de faire voler le drone et de cartographier cette partie sud de l’atoll, ce qu’il n’avait pas pu faire à l’aller. Cette portion d’une dizaine de kilomètres est la seule qui nous manquait.

Cette fois, nous marchons face au vent et avec toujours une quinzaine de kilos sur le dos. Les pieds s’enfoncent dans le sable, les embruns nous fouettent le visage. Lorsqu’il y a des passages sur cette maudite roche karstique, il faut redoubler de prudence tant la pierre est coupante et cisaille même nos semelles. Chacun est silencieux, plongé dans ses pensées, ses souvenirs. Yanick, notre maître d’hôtel, ouvre la voie. Il porte en permanence son maillot du PSG, ce qui provoque les gentilles moqueries des « Sudistes » du groupe.
L’après-midi est consacré au ramassage des déchets autour de Dune Jean-Louis. Nous rassemblons des bidons, des dizaines de bouées de pêche et des centaines de tongs de couleur pour les offrir plus tard à Ocean’s Sole, une ONG kényane spécialisée dans le recyclage des « flip-flop » qu’ils transforment en sculptures.

Comment évacuer des centaines de tonnes de déchets au-dessus de la roche karstique qui forme une frontière infranchissable autour de l’atoll ? Simon Bernard, chef de l’expédition, a imaginé un ingénieux toboggan fabriqué avec des morceaux de bambous reliés les uns aux autres. En fin d’après-midi, il teste son invention sur la plage et… le résultat est concluant ! « Les bouées de pêche et les bidons seront solidement accrochés les uns aux autres et tractés depuis la mer, » se félicite t-il. « Il suffira de construire des toboggans sur les différents sites d’extraction ! »
En début de soirée, Dino, l’un des deux militaires (il appartient aux Forces spéciales Seychelloises et est détaché sur l’atoll d’Aldabra), allume un feu devant le campement. Au menu ce soir : une superbe carangue pêchée plus tôt dans l’après-midi… La nuit arrive. On se retrouve devant le brasero pour contempler la danse des flammes et confier ses souvenirs.

Le lendemain, pas le temps de traîner. Le Plastic Odyssey doit se présenter devant le campement de Dune Jean-Louis à 10 heures pour tester l’évacuation d’une demi-tonne de plastiques à l’aide d’une plate-forme constituée de bidons. Celle-ci doit faire la navette entre le navire et la plage. Mais la mer est agitée et le vent souffle fort. Est-ce que l’extraction sera possible ? Ce matin, il y a un peu d’angoisse et de tension dans l’air.
À l’heure dite, le bateau – qui était au mouillage devant la base scientifique sur la partie occidentale de l’atoll – est bien là. C’est un soulagement. Reste à faire venir la plate-forme jusqu’au rivage. Comme il est trop dangereux pour le Zodiac de s’aventurer vers la plage en la tractant, l’idée est d’envoyer avec le drone un fil de pêche lesté puis de faire revenir un bout (une corde) à l’aide d’un moulinet. Dans un second temps, un treuil forestier solidement fixé à un rocher de la plage devra tracter la plate-forme. Mais, après une vingtaine de minutes d’un suspense insoutenable, le fil de pêche se casse.

Courageusement, Simon et Thibault enfilent leurs palmes et se jettent à l’eau pour aller chercher le bout. La mer grossit. La zone est infestée de requins et, sur le rivage, l’inquiétude monte. Simon et Thibault nagent alors face au vent. Ils arrivent sur la plate-forme au bout d’une quinzaine de minutes qui n’en finissent pas. Il doivent maintenant revenir en tenant le bout pour le ramener jusqu’à la plage. Mais le puissant courant les éloigne du bord. Après de longues minutes d’incertitudes et d’angoisses, ils font demi-tour. C’est un échec. Sur la plage, Francis, le manager de l’île, fulmine.
« Est-ce que vous avez Simon en visu ? » demande Pierre-Louis, alias « Pilou », second capitaine, au talkie-walkie. « Nous l’avons perdu de vue… » S’en suivent plusieurs minutes sous haute tension. L’angoisse est à son paroxysme. Finalement au milieu des vagues, Simon réapparaît soudain. Il rejoint la plate-forme avec Thibault. Les deux « nageurs de combat » sont sains et saufs. Ils rejoignent le Plastic Odyssey avec Pilou et Megane qui, quelques heures plus tôt, a vu le moteur du bateau de survie prendre feu devant elle… Il y a vraiment des jours où rien ne se passe comme prévu. « On va déjeuner tranquillement sur le bateau et on trouvera une solution après le repas », suggère Simon à la radio.

La solution est d’attendre la marée montante, vers 16 heures. Avec le Zodiac, Pilou tracte alors la plate-forme jusqu’à la plage. Chacun attrape une partie et la hisse jusqu’au sable. En quelques minutes, les 500 kilos de déchets plastiques sont portés sur la barge et solidement arrimés. Devant la plage, le Zodiac commence à tracter. La tension est à son comble. La vague qui se présente est immense et se présente perpendiculairement à la barge. Celle-ci va-t-elle se renverser et rejeter dans la mer tout le plastique collecté ? L’avant de la plate-forme se soulève, pointe vers le ciel. Les cœurs se serrent. Dans un fracas, la plate-forme retombe à plat puis lentement s’éloigne. La vague est passée, il n’y aura plus d’obstacles jusqu’au bateau.
Sur la plage, on applaudit. On se congratule en se prenant dans les bras. Quel soulagement ! Quelle satisfaction de voir ces centaines de kilos de déchets dégager d’Aldabra ! Ils sont les premiers évacués par le Plastic Odyssey…

En début de soirée, nous accueillons plusieurs scientifiques de la base, dont Martin, qui nous avait si gentiment accueilli dans les premiers jours. Après toutes les émotions vécues dans la journée, la bonne humeur est revenue sur le campement. Le reggae aussi : Morgan Heritage, Steel Pulse et évidemment Bob.
Compte tenu de la marée, il faut attendre le lendemain soir pour quitter Dune Jean-Louis par le lagon. Dans la journée, on range le campement et, selon la tradition, chacun marque son nom sur la porte d’entrée de la cabane pour indiquer son passage. Les portes de l’atoll se referment. En souvenir, l’équipe du Plastic Odyssey laisse à la base scientifique un banc aux couleurs du drapeau seychellois et deux chaises. Ce mobilier, conçu par Germain et Mélodie de l’atelier embarqué, a entièrement été fabriqué dans la nuit avec du plastique d’Aldabra. Les au-revoir avec Francis, Yanick, Martin et les autres « résidents » de l’île sont poignants.

Le Plastic Odyssey remonte maintenant vers Mahé, l’île principale des Seychelles. C’est la fin d’après-midi. Assis à l’avant du bateau, Simon Bernard dresse un bilan très positif de cette expédition. « Rien n’a été simple et on aurait pu échouer pas mal de fois car nous n’avions aucune marge, » explique t-il. « Chaque jour était très occupé et nous avions peut-être sous-estimé la taille de l’atoll et la logistique qu’il exige car le terrain est très difficile… Mais c’est une réussite car nous sommes parvenus à cartographier les sites les plus pollués et à extraire plusieurs centaines de kilos de déchets. Ce n’est qu’un début: on espère pouvoir les évacuer tous dans deux ans. »
Les jours passent et la vie à bord reprend son cours. À chacun ses habitudes. Jojo, le second mécanicien, court partout. Désiré arpente les couloirs avec ses outils. Pendant ses heures de repos, Megane peint des aquarelles. Aodren fait mijoter des plats. Dans la soirée, Germain et Mélodie pêchent à l’arrière du bateau. Puis, au cœur de la nuit à la passerelle, Lena écoute des podcasts…

Aldabra occupe tous les esprits. L’île a un pouvoir d’attraction, quelque chose qui vous relie à elle et donne envie de se battre pour la préserver. Depuis toujours, ceux qui y sont allés l’ont ressenti. En 1874, le naturaliste Charles Darwin va implorer les autorités britanniques afin que les tortues d’Aldabra soient protégées : « Nous recommandons au Gouvernement colonial de sauvegarder et de protéger les tortues géantes, non tant pour leur utilité que pour leur immense intérêt scientifique, » écrit-il. « Nous nourrissons l’espoir et plaçons notre confiance en l’actuel gouvernement pour qu’il trouve les moyens de sauver les derniers spécimens de cet animal. » Près d’un siècle plus tard, le Commandant Cousteau propose de prendre lui-même en charge la concession d’Aldabra pour en faire une réserve naturelle. Il ira voir Churchill pour lui en parler mais en vain. Aujourd’hui, l’atoll est toujours menacé. Le projet de construction d’un hôtel de luxe sur l’île d’Assumption, à seulement 40 kilomètres des côtes, fait craindre le pire.
Et puis, il y a tout ce plastique qu’il faudra bien un jour évacuer…

Le Plastic Odyssey vient d’entrer dans le Port de Victoria, capitale des Seychelles. A la passerelle, Yoann, le capitaine, donne les instructions à Patrick, le bosco, qui s’active à l’avant pour arrimer solidement le navire. Quelques minutes plus tard, dans la salle des machines, Simon, chef mécanicien, coupe les deux moteurs du bateau avec une pensée émue pour ses enfants. Un rituel à chaque fin de navigation.
Dans la journée du lendemain, Simon Bernard remet à l’équipe du Seychelles Islands Foundation (SIF), la structure qui gère Aldabra, un rapport d’expédition et des “goodies” (porte-clés, porte-savon…), fabriqués avec du plastique ramassé sur l’atoll. L’accueil est chaleureux ! Des deux côtés, il y a l’envie d’aller plus loin et de préserver Aldabra. Un peu plus tard, Kyle de l’ONG seychelloise Brikole reçoit les autres tonnes de plastique récupérés sur l’atoll. Le but : recycler, encore et toujours. Et continuer de regarder l’horizon.
Fin.
Auteur : Pierre Lepidi, Grand Reporter au Monde
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