
La tortue de mer arrive maintenant au niveau des déchets plastiques. Elle contourne une bouée de pêche, écrase une bouteille en plastique. Plus loin, il y a un pneu, des bidons, des tongs… Voir cette tortue avancer au milieu de ce milieu apocalyptique a quelque chose d’irréel et d’extrêmement poignant.
C’est notre troisième jour sur l’atoll désert. Le jour se lève et Aldabra offre un nouveau spectacle. Sur la plage devant un buisson, une énorme tortue de mer, de plusieurs centaines de kilos, s’enfonce dans le sable pour pondre. Elle se trouve à une trentaine de mètres de la mer, au pied de la Dune de Mess, sur la côte sud de Grande Terre où nous sommes arrivés hier.
Péniblement, la tortue a déjà réussi à s’extraire des vagues pour arriver sur la plage. Elle a ensuite traversé un cordon de déchets plastiques composé de bouées, de sandales, de bouteilles… Méthodiquement, elle a creusé un peu plus loin quatre trous, en vérité des leurres, pour ne pas que les redoutables ibis qui la surveillent ne viennent avec leur bec courbé déterrer ce qu’elle a caché. Le cinquième trou qu’elle creuse maintenant est le bon, c’est là qu’elle dépose ses œufs qui écloront dans deux mois environ. Avec ses lourdes pattes avant, elle travaille sans relâche et fait voler du sable au-dessus de sa tête et de sa carapace.

La tortue a fini son trou. Il fait environ 1 mètre, peut-être un peu plus. Avec difficulté, elle s’en extrait enfin puis retourne vers la mer. Mais l’animal est épuisé. Il semble à bout de force. Tous les deux ou trois mètres, il fait une pause pour reprendre son souffle. Sa carapace pèse des tonnes. La tortue arrive maintenant au niveau des déchets plastiques. Elle contourne une bouée de pêche, écrase une bouteille en plastique. Plus loin, il y a un pneu, des bidons, des tongs… Voir cette tortue avancer au milieu de ce milieu apocalyptique a quelque chose d’irréel et d’extrêmement poignant.
Les déchets sont partout autour d’elle mais la tortue continue péniblement sa progression dans un décor de fin du monde. Elle peine, elle souffre mais n’abandonne pas. Quelques mètres encore, elle est exténuée. Elle est maintenant à moins de dix mètres de la mer. Chacun l’encourage : quelle émotion !
Ça y est… La tortue touche l’eau. Encore un effort et sa carapace entre dans l’océan. Mais au moment où on croit qu’elle est sauvée, une vague la repousse sur la plage. Elle doit redoubler d’effort, de courage. La tortue retourne à l’eau comme on part au combat. La deuxième tentative est la bonne. Son corps est cette fois immergé. Elle ne marche plus, elle nage et s’éloigne progressivement du bord. À quoi pense-t-elle ? À la mission qu’elle vient d’accomplir ? Pendant de longues minutes, nous la regardons nager vers le large en applaudissant. La tortue est maintenant au milieu des vagues. Soudain, sa petite tête sort de l’eau. C’est elle, c’est forcément elle. Des larmes coulent sur les visages.

Retour au campement. À Dune de Mess, les tortues de terre sont maintenant une dizaine à vivre à notre contact. Elles sont arrivées les unes après les autres, semblant se demander ce qu’on faisait là. Elles restent dorénavant toujours près de la cabane en bois. On leur donne les restes de nourriture, un peu d’eau. J’aime les observer. Être près d’une tortue d’Aldabra a quelque chose de rassurant. Elles s’approchent en dodelinant de la tête. Leurs yeux sont entourés de sable mais cela ne semble pas les perturber. Leur regard est profond. On y perçoit une lueur, une expression. Ce matin, plusieurs ont les yeux humides. Je m’interroge : sont-elles en train de pleurer ? J’en doute mais je ressens une émotion. Car lorsqu’une tortue plonge son regard dans le vôtre, c’est plusieurs siècles qui vous observent. « Si tu savais tout ce que j’ai traversé? » semble me dire l’une d’entre elles.
On ne connaît pas l’âge des tortues d’Aldabra. Personne n’a jamais vécu assez longtemps pour le savoir. Les plus vieilles auraient un siècle et demi, peut-être deux ? Il n’y a pas que l’âge des tortues que l’homme ignore : personne ne sait non plus combien de temps il faut pour qu’une bouteille en plastique se dégrade. Des études montrent qu’il faut compter entre 400 et 1000 ans selon leur composition et les conditions environnementales. S’il existe un point commun entre les tortues et les déchets plastiques, c’est donc la longévité.

En milieu de matinée, l’équipe du Plastic Odyssey se scinde en deux groupes. Thibault et Morgane quittent Dune de Mess afin d’arpenter la partie sud-ouest de Grande Terre. Le but : cartographier les amas de pollution plastique. Aller-retour, ils vont donc marcher une vingtaine de kilomètres sous le soleil et dans le vent. Une autre équipe, composée de Simon, Marine et moi, va recenser une centaine de déchets retrouvés autour de la dune. Chaque détritus va être identifié, photographié, pesé et mesuré. Ces données seront ensuite transmises à une société spécialisée dans l’étude des photos aériennes prises par drones pour calculer le poids et le volume total des déchets qui polluent Aldabra. En 2023, une équipe scientifique les avait estimés à 513 tonnes. Mais aujourd’hui ?
Vers 18 heures, les deux équipes se retrouvent sur la plage. Le soleil décline. Après plusieurs heures d’attente, c’est un soulagement de voir arriver Morgane et Thibault, qui aura marché en quelques jours une soixantaine de kilomètres sur la côte pour la cartographier avec le drone. « Pour m’occuper l’esprit, j’ai compté les bouées en plastique échouées sur le rivage, » raconte Morgane. « Sur les dix derniers kilomètres, il y en avait 1700 ! »
Auteur : Pierre Lepidi, Grand Reporter au Monde
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